Le changement climatique prend une tournure dramatique aux Philippines : population déracinée par la submersion d'îles, manque de vivres, écoles fermées. Pour les enfants et les enseignants, il faut pourtant continuer malgré l'eau qui envahit les classes. Interview de Ruby Bernardo, syndicaliste locale
Le changement climatique est là et ses conséquences sur les sociétés de par le monde sont déjà visibles. exemple aujourd’hui avec les Philippines, un pays constitué de 7107 îles abritant pour beaucoup des populations qui sont là depuis des centaines d’années. Les typhons, la montée du niveau de la mer sont une réalité pour beaucoup entrainant des conséquences sur l’éducation. Ruby Bernardo, Chairperson au Syndicat ACT Philippines a accepté de parler de son quotidien où la solidarité est rendue nécessaire.
Aux Philippines, quelles sont les conséquences concrètes et visibles du changement climatique pour la population ?
Les Philippines demeurent parmi les pays les plus vulnérables au changement climatique et l’un des endroits les plus dangereux pour les défenseurs des terres et les militants écologistes. Pourtant, malgré cette réalité, la population n’est toujours pas suffisamment sensibilisée aux graves conséquences de la crise climatique et aux dangers auxquels sont confrontées celles et ceux qui luttent pour la justice environnementale et climatique. Les mesures d’adaptation concrètes et scientifiques restent limitées, et la voix des défenseurs de l’environnement est trop souvent exclue des processus décisionnels. Partout aux Philippines, la crise climatique n’est plus une menace lointaine : c’est une réalité vécue qui façonne le quotidien de millions de personnes. Les communautés se préparent désormais à des typhons de plus en plus puissants et fréquents chaque année, qui ravagent maisons, écoles et infrastructures publiques avec une force sans précédent. Dans les Visayas et à Mindanao, des barangays côtiers et insulaires entiers voient le littoral se rapprocher inexorablement à mesure que le niveau de la mer monte, engloutissant des terres qui ont nourri des générations. Dans les villes, les inondations chroniques font désormais partie du quotidien, et la région métropolitaine de Manille est constamment submergée par des pluies de plus en plus intenses. Dans le même temps, des sécheresses prolongées et une chaleur suffocante ravagent les terres agricoles, épuisent les sources d’eau et mettent à rude épreuve la santé des plus vulnérables.
Ces catastrophes imbriquées ont privé les agriculteurs, les pêcheurs et les travailleurs du secteur informel de leurs moyens de subsistance stables, contraignant de nombreuses familles à abandonner leurs foyers. En conséquence, les déplacements de population ont explosé – des petites îles et des communautés côtières aux sites d’évacuation à l’intérieur des terres – constituant l’un des visages les plus douloureux et les plus visibles de l’urgence climatique.
Élévation du niveau de la mer et déplacements de population : comment le pays s’adapte-t-il à ce changement climatique? Quelles sont les conséquences pour l’éducation ?
En raison de l’érosion côtière incessante, de la montée des eaux et des ravages répétés causés par les typhons, des communautés entières, y compris d’innombrables enfants, sont déracinées de leurs foyers traditionnels. Dans les municipalités les plus touchées, même les écoles sont déplacées hors des zones à risque, remodelant ainsi le paysage physique et social de ces communautés. Ces bouleversements ont de lourdes conséquences sur l’éducation. Les enfants vivant dans des centres d’évacuation ou des sites de relogement subissent souvent de longues interruptions de scolarité, perdant des semaines, voire des mois, de cours. Les écoles d’accueil, soudainement submergées par un grand nombre d’élèves transférés, peinent à gérer des classes surchargées et des ressources limitées. La continuité pédagogique est compromise par la perte de manuels scolaires, de fournitures et de salles de classe lors des tempêtes, tandis que les élèves sont confrontés à des traumatismes et à l’incertitude. Les enseignants sont eux aussi déplacés, contraints de déménager avec leurs communautés, souvent sans soutien adéquat en matière de transport, de logement ou de réaffectation. Nous critiquons également la solution de facilité adoptée par le gouvernement, qui consiste à basculer systématiquement vers l’enseignement en ligne à chaque catastrophe.
Cette réaction révèle l’incapacité de l’État à investir dans des écoles résilientes et une véritable préparation aux catastrophes. Elle fait peser le fardeau sur les enseignants, les élèves et leurs familles, dont beaucoup manquent d’électricité, d’équipement ou d’accès à Internet, notamment dans les zones de relogement. Au lieu de s’attaquer aux problèmes structurels qui contraignent les écoles à fermer, le gouvernement se décharge de cette responsabilité sur des communautés qui luttent déjà pour survivre aux conséquences de la crise climatique. Dans de nombreuses zones de relogement, l’accès irrégulier à l’électricité et à Internet creuse le fossé numérique, rendant les modalités d’apprentissage alternatives encore plus difficiles à maintenir. Ensemble, ces réalités montrent comment la crise climatique remodèle non seulement les paysages et les moyens de subsistance, mais aussi l’avenir et le bien-être des apprenants et des enseignants.
Quelles mesures le gouvernement met-il en œuvre pour faciliter l’arrivée ou l’intégration de ces enfants dans les nouvelles îles et les nouvelles écoles ?
Le gouvernement met en avant divers programmes pour les élèves déplacés : inscription automatique sans justificatifs, espaces d’apprentissage temporaires, kits scolaires de base et soutien psychosocial limité. Les collectivités locales et le ministère du Développement social et du Bien-être (DSWD) proposent le transport, l’hébergement et une aide symbolique à la subsistance, tandis que les communautés d’accueil mettent à rude épreuve leurs services sociaux déjà insuffisants pour absorber l’afflux d’élèves.
Mais ces mesures révèlent davantage la négligence de l’État que son engagement. Les espaces d’apprentissage temporaires se transforment en bidonvilles permanents. L’« inscription immédiate » masque l’absence de véritables salles de classe. Les kits de base se substituent à une véritable réhabilitation. Et dans de nombreux sites de relogement, les enfants continuent d’étudier sans nombre suffisant d’enseignants, sans eau, sans toilettes et sans écoles sûres et fonctionnelles.
Ce que nous constatons n’est pas une réponse globale, mais un ensemble disparate de solutions provisoires qui abandonnent les élèves et les enseignants déplacés à leur propre sort.
Comment le ministère de l’Éducation soutient-il la mutation forcée des enseignants vers de nouvelles écoles ?
Sur le papier, le ministère de l’Éducation prétend soutenir les enseignants déplacés par les catastrophes : envoi d’ordres de réaffectation, octroi de congés exceptionnels, soutien psychosocial, réparation des écoles endommagées et mobilisation des fonds de gestion des risques de catastrophe pour les besoins d’urgence. Mais ces mesures ne font qu’effleurer la réalité des difficultés rencontrées par les enseignants.
En réalité, ces derniers sont livrés à eux-mêmes. Ils doivent supporter des frais importants pour déménager, se rendre dans des lieux inconnus ou trouver un hébergement temporaire. Ils ne reçoivent que peu ou pas d’indications claires concernant leur réaffectation définitive, ce qui les oblige à naviguer seuls dans l’incertitude. Et bien qu’ils soient victimes des mêmes catastrophes qui ravagent leurs élèves, on attend d’eux qu’ils soient en première ligne : ils assurent la prise en charge des élèves, les tâches administratives et la continuité pédagogique, alors que leur propre vie est bouleversée.
Ce n’est pas du soutien. C’est de l’abandon déguisé en politique. Et cela montre comment l’État continue de compter sur le dévouement des enseignants au lieu de mettre en place des systèmes qui les protègent réellement.
Ce changement climatique a t – il un impact différencié sur les collègues en fonction de leur rôle ou de leur sexe ?
Les déplacements de population liés au changement climatique n’affectent pas tout le monde de la même manière ; au contraire, ils accentuent les inégalités déjà présentes dans nos écoles et nos communautés. Les enseignants affectés aux écoles multi-niveaux, côtières ou insulaires sont confrontés à la plus grande instabilité, car leurs établissements sont souvent les premiers à être détruits ou déplacés. Les chefs d’établissement absorbent une charge administrative considérable : gestion des plans de gestion des risques de catastrophe, coordination des évacuations et maintien de la cohésion des communautés scolaires fragilisées. Le personnel de soutien, quant à lui, perd souvent son emploi lorsque les écoles ferment ou sont transférées sur de nouveaux sites.
Ces disparités s’aggravent lorsqu’on prend en compte le genre. Les enseignantes – qui représentent plus de 90 % des effectifs du ministère de l’Éducation – supportent le fardeau le plus lourd lors des catastrophes. Outre leurs obligations professionnelles, elles assument un travail de soins non rémunéré, s’occupant des enfants, des personnes âgées et de leurs proches, alors même qu’elles sont elles-mêmes confrontées à la perte. Dans les centres d’évacuation à travers les Philippines, les femmes sont exposées à des risques accrus : manque d’intimité, installations insalubres et cas alarmants de harcèlement et de violences sexistes auxquels les autorités ne parviennent pas à remédier. Les mères célibataires, déjà fragilisées, subissent la double pression d’un déménagement soudain et des difficultés économiques. Les enseignants et les élèves LGBT+ sont également victimes de discrimination dans les centres d’évacuation et les communautés d’accueil, où les préjugés influencent tous les aspects de leur vie, de l’accès aux services à leur sécurité et à leur sentiment d’appartenance.
Que fait votre syndicat pour soutenir ces collègues et le système éducatif ?
En tant que syndicat, ACT affronte la crise climatique non pas en silence, mais par l’organisation et la résistance. Nous documentons et dénonçons les conditions réelles que subissent les enseignants, les élèves et les écoles, en particulier dans les communautés les plus isolées et vulnérables où la réponse de l’État est la plus insuffisante. Nous luttons pour des écoles sûres et résilientes face au changement climatique en exigeant des investissements publics substantiels dans la rénovation des salles de classe, les programmes de gestion des risques de catastrophes et les infrastructures d’évacuation.
À travers notre initiative TULONG Guro, nous mobilisons des opérations de secours dans les communautés dévastées par les typhons et autres catastrophes, en apportant des biens de première nécessité, un soutien psychosocial et une solidarité indéfectible à nos collègues trop souvent livrés à eux-mêmes. Nous aidons également les enseignants déplacés à s’orienter dans leur réaffectation et à reconstruire leur vie après les catastrophes.
Nous sommes tout aussi déterminés à renforcer l’éducation à la base. Nous contribuons activement à l’élaboration de programmes d’études communautaires qui placent les savoirs autochtones au cœur de nos préoccupations, reconnaissant que la sagesse locale, les pratiques culturelles et les liens ancestraux avec la terre sont essentiels à une véritable résilience climatique et à un apprentissage significatif.
Nous insistons sur des politiques de relocalisation claires et humaines afin qu’aucun enseignant ni élève ne soit abandonné dans le chaos des mutations communautaires. Nous poursuivons notre lutte pour des conditions de travail décentes : primes de risque, congés adéquats et protections réelles pour celles et ceux qui travaillent dans les zones à haut risque. Par un dialogue constant avec le ministère de l’Éducation, les collectivités locales et les agences nationales, nous affirmons que l’éducation doit être au centre de toute réponse climatique authentique. Nous renforçons la solidarité interrégionale, en veillant à ce que les communautés touchées soient connectées à un mouvement plus large capable d’action collective. Enfin, nous nous attaquons aux racines de la crise : la pauvreté, le sous-financement chronique des services publics et l’exploitation environnementale motivée par des politiques axées sur le profit.
Notre syndicat est solidaire de tous les enseignants, élèves et communautés déplacés. La justice climatique est un enjeu d’éducation, un enjeu de travail et un enjeu de droits humains ; nous sommes déterminés à ce que personne ne soit laissé pour compte.