Avec Le Fardeau, le philosophe et romancier Matthieu Niango partage la recherche de ses origines du côté maternel. Une enquête littéraire, adossée à une enquête historique, qui nous transporte de Hongrie en Belgique sous l'occupation nazie.

Le Fardeau a paru aux éditions Mialet-Barrault en aout 2025.
Cet entretien a paru dans les pages spéciales Éducation Formation Recherche Publiques du no 516 – Septembre-octobre de CFDT Magazine.
Ton livre commence sur une annonce…
Quand nous étions réunis, avec mes frères et ma sœur, chez ma grand-mère pour ses obsèques – c’était une paysanne de la Meuse, une femme exemplaire que nous aimions énormément –, ma mère nous a annoncé qu’elle avait été adoptée. Une cousine, présente à son arrivée dans le village, en 1946 (ma mère avait deux ans et demi) nous a dit qu’elle parlait allemand. L’enquête a commencé ainsi. Nous pensions alors qu’elle était une rescapée des camps, comme quelques autres enfants nés à Ravensbrück, à Bergen-Belsen…
La vraie histoire, c’est Walter, un homme vivant dans les environs, qui nous l’a apprise : arrivé en France par le même train que ma mère et d’autres enfants, mais n’ayant lui-même jamais été adopté, il avait mené des recherches et découvert qu’ils venaient de « Lebensborn », des pouponnières nazies. Himmler, chef de la SS, en avait conçu le projet pour ramener sur Terre une race parfaite d’humains ayant existé en des temps immémoriaux, ne craignant pas la douleur et dotée de dons télépathiques. Il y avait dans cette croyance un aspect sectaire, et dans l’idée du Lebensborn, une finalité explicitement raciste puisqu’il s’agissait, en distillant le « bon sang » (appréhendé à travers de simples caractéristiques physiques : être grand, blond, avoir les yeux bleus, une tête longue…), de reproduire la race aryenne.
Ces pouponnières nazies, créées dès le début de la guerre en Allemagne, puis en Norvège, en Belgique – ma mère est née dans le Lebensborn de Wégimont –… ont accueilli trois types de population : pouvaient y accoucher les femmes et les maitresses de SS ; mais aussi, à condition d’être de « bonne race », les filles-mères que réprouvait la société traditionnelle allemande ; enfin, dans une proportion difficile à établir, des enfants enlevés sur la même base d’ « aryanité ».
Évidemment, cette annonce a été un choc pour nous, d’autant que notre père est ivoirien !
Mener une enquête généalogique – et historique – a-t-il tout de suite été une évidence ?
Selon ma mère, j’ai été le moteur de cette démarche. Au début, elle était animée d’une vraie volonté de savoir, mais cela a été plus difficile quand il s’est agi de « connaitre » sa mère. Et il est vrai qu’il y a quatre ans, en commençant le projet du livre, j’ai complété seul l’enquête. Puis ma mère et mon frère Grégoire m’ont accompagné en Belgique, en Allemagne et en Hongrie sur les traces de sa mère. En fait, la mienne a construit la majeure partie de sa vie – elle avait 61 ans à la mort de sa mère adoptive –, en ne voulant pas savoir. Mais quand le secret a été partagé avec ses enfants, elle a décidé d’aller, je la cite, « jusqu’au bout».
La partie centrale du livre est consacrée à ma grand-mère car je voulais essayer de comprendre ce qui avait pu arriver à cette femme pour qu’elle en vienne à laisser son enfant au Lebensborn. Cette enquête m’a été nécessaire pour clarifier ce drame familial. Ma grand-mère et sa sœur, hongroises, et probablement juives – nous avons retrouvé la maison familiale, la boutique du père… – ont émigré en Belgique et traversé la guerre ensemble dans des conditions de grande misère. Elles se sont raccrochées, chacune, aux bras d’un SS. Il y a encore des zones d’ombre, mais pour ma grand-mère il est certain qu’elle a disposé d’appuis très solides pour entrer au Lebensborn. Avec ce choix, on peut penser qu’elle a voulu protéger son enfant d’une éventuelle persécution. La conclusion qui me console le plus, j’avoue, est qu’il s’agissait d’un acte d’amour…
La partie centrale du livre est consacrée à ma grand-mère car je voulais essayer de comprendre ce qui avait pu arriver à cette femme pour qu’elle en vienne à laisser son enfant au Lebensborn.
Pourquoi avoir choisi le genre du roman ?

y a une enquête historique menée très sérieusement, mais c’est néanmoins une enquête littéraire parce qu’il y a des passages fictionnalisés et assumés comme tels.
La fiction a été pour moi un mode d’investigation me permettant de mieux comprendre et, surtout, de mieux ressentir un contexte. Ainsi, quand je suis allé sur le lieu de l’usine où a travaillé ma grand-mère, j’ai pris le ton de la fiction pour tenter de comprendre comment, enceinte de ma mère, elle a pu s’en échapper au péril de sa vie. J’ai cherché à être le plus possible dans l’émotion, la sensibilité, l’empathie. Sans verser dans le pathos, je crois, parce que l’histoire réelle n’en avait pas besoin.
En tant que philosophe, engagé dans l’espace politique pour un renforcement de la démocratie, que t’inspire votre histoire familiale ? Est-ce une revisitation du concept d’identité ? Avec Le Fardeau, avais-tu en tête de délivrer un message politique ?
J’ai voulu philosopher le moins possible. Le seul moment de primat de l’intellect a été lors des recherches historiques : trouver les archives, identifier les sources, recouper les documents… Mais quand il s’est agi d’écrire, j’ai privilégié l’émotion.
Bien sûr, des messages ressortent de la lecture du roman. Pour certains, c’est un livre féministe parce qu’on suit la trajectoire de femmes pendant la guerre. Et la question de l’identité est, évidemment, un thème fort. On assiste aujourd’hui à un retour d’un racisme identitaire, et même ethnique, d’une extrême violence. Le « grand remplacement » traduit un racisme biologisant. Or notre histoire familiale livre un exemple presque hyperbolique, mais dans les généalogies plus classiques, on retrouve toujours l’histoire d’errances, de ruptures, de migrations…
Un message clair découlant du livre est d’arrêter avec l’identité nationale, le culte des ancêtres portés par certains. Ce n’est pas là-dessus qu’on peut construire une société ouverte – humaine, et même écologiste ! L’idée aussi qu’on se construit soi-même, certes sur fond de déterminations, est essentielle car ce qui compte c’est ce que la personne décide de faire (d’)elle-même. l’a exprimé dans sa préface pour Les Damnés de la Terre et dans Saint Genet, comédien et martyr : l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.
On assiste aujourd’hui à un retour d’un racisme identitaire, et même ethnique, d’une extrême violence. Le « grand remplacement » traduit un racisme biologisant.
Quels sens donner au titre Le Fardeau ?
Dans le fardeau, il y a l’idée de transporter quelque chose de lourd, de pénible et également la connotation de l’errance, de la pauvreté – on a l’image de gens qui déménagent dans l’urgence, qui font un balluchon et fuient un péril, une zone de guerre…
Pour moi, le fardeau est aussi quelque chose qu’on ouvre. Dans mes recherches, j’ai été touché par des éléments d’archive personnelle conservés par la sœur de ma grand-mère : des photos de leur enfance en Hongrie, un cahier de poésie de leur père quand il était enfant… J’ai été bouleversé par une enveloppe contenant la première coupe de cheveux de la fille de ma grand-tante quand elles vivaient dans le petit appartement d’une pièce à Bruxelles.
C’est tout cela le fardeau : le moment où on le porte, celui où on l’ouvre et où l’on regarde à l’intérieur. Et le sens d’objets qui, au moment où ils ont commencé d’exister, pouvaient avoir une certaine densité, mais recouvrent une forme de sacralité avec le temps et tout ce que l’on appris du passé. Le Fardeau exprime à la fois la souffrance et la délivrance.

est né à Nancy en 1981.
Normalien, il a enseigné la philosophie puis a été conseiller politique dans différents cabinets ministériels.
Il a cofondé le mouvement citoyen « À nous la démocratie ! ».
Parmi ses publications :
> Les Gilets jaunes dans l’histoire (Kimé, 2020)
> La Démocratie sans maitres (Robert Laffont, 2017), essai pour lequel il avait accordé un entretien à Profession Éducation
> Georges-Guy Lamotte, le dernier des socialistes (Les Forges de Vulcain, 2012), fiction politique humoristique cosigné avec Joël Chandelier et Emmanuel Martin
> La Dignité des ombres est son premier roman (Julliard, 2021).
Matthieu Niango est aussi l’auteur de films documentaires co-réalisés avec Jean-Baptiste Dusséaux : La Passion de Jacob Zuma (2009) et Joyeux Noël, Hugo Chávez ! (2011)